Récit de la course par Christian Schopfer

Ascension du Cervin par l'arête italienne

Ce qui s’est passé un weekend de septembre 1979



Depuis Zermatt nous avons contourné le Cervin pour nous rendre au refuge Carrel, sur la frontière italienne.

Après une mauvaise nuit, nous partons à deux cordées. Philippe en premier de cordée avec moi en second et Roger Falcy, un ami de Philippe avec Raphaël en second. Nous varappons corde tendue, une cordée après l’autre. La voie ne passe pas toujours sur l’arête et maintenant nous sommes sur la face sud-ouest. J’arrive à un passage où une colonne de pierre se dresse sur la droite de la paroi qui se trouve sur la gauche. Cette colonne ne fait pas loin d’un mètre de diamètre et plusieurs mètres de haut. Des blocs de pierre se sont logés dans l’espace entre cette colonne et la paroi. Il faut gravir ces blocs pour redescendre de l’autre côté. Arrivé en haut, au lieu de marcher sur les derniers blocs, je mets mes deux mains en opposition à plat, l’une contre la paroi, l’autre sur cette colonne de pierre, puis plie les jambes pour passer par-dessus les derniers blocs. Pour ne pas glisser, j’appuie fort sur cette colonne de pierre et au moment où je passe mes jambes de l’autre côté, cette énorme colonne bascule et tombe dans le vide. Avec une main à plat contre la paroi, je n’ai pas le moyen de me retenir et je chute à la suite des pierres. Un anneau de sangle blanc que Philippe avait accroché à une roche saillante s’échappe au vu de l’angle de ma chute et je vois la corde sans le moindre point d’accroche entre nous deux. Je me dis : « c’est la fin.» Mon cerveau s’éteint, je ferme les yeux, je n’ai pas envie de voir la suite. Je ne pense même pas à prévenir Philippe de l’imminence de notre terrible chute. Je perds la notion du temps. 

Puis j’entends Philippe crier : « REMONTE ! REMONTE !» Donc on est encore vivants ! Par chance, je suis sur une plaque de neige durcie sur une petite partie moins raide de la paroi et je peux monter rapidement de quelques pas pour détendre la corde. Philippe qui a réussi à me retenir me dira plus tard qu'il s'est jeté à 50 cm de lui sur une grosse pierre qu'il a enlacée à plein bras pour essayer de retenir notre chute à tous deux. Cette pierre était branlante. Attendre pour savoir si elle allait supporter le choc a été les secondes les plus difficiles de sa vie, m'a-t-il dit. . Elle l'a supporté !!!! 

Du reste de la course, je n’en ai plus aucun souvenir. Il y a une photo de moi au sommet, mais je n’ai pas l’air d’un vainqueur. Raphaël m’a raconté la fin de cette course la semaine passée : nous sommes descendus par l’arête du Hörnli et comme la nuit approchait, nous avons passé la nuit dans la cabane du même nom. Le lendemain, comme il avait neigé pendant la nuit, nous avons regagné Zermatt en brassant la neige.

Ce qu’on peut dire de cette histoire :

  • Bien sûr, j’aurais dû crier pour prévenir Philippe même si la chute fatale me semblait inévitable.

  • La corde était tendue, j’ai donc fait un pendule qu’il a été possible à Philippe de retenir avec les mains. La corde doit toujours être tendue !

  • On ne doit jamais être l’idiot qui tire le plus fort sur une prise, elle pourrait lâcher.

  • J’ai été moniteur Jeunesse et Sport pendant deux ans, on apprend l’escalade avec relais, la marche sur glaciers, mais malheureusement pas l’escalade à corde tendue.

  • On a eu une chance folle que Philippe ait de bonnes prises de main et que le bloc qu’il tenait n’ait pas suivi le même chemin que ma colonne de pierre.

  • On a eu une chance folle que ma chute ne se soit pas arrêtée sur la paroi rocheuse lisse, mais sur cette petite plaque de neige.

  • Philippe et moi on en fait toujours des cauchemars des années après, on aurait dû faire un débriefing il y a longtemps, ça nous aurait fait beaucoup de bien.